L’Entretien du Mois – Clément Bergé-Lefranc

5550
Imprimer

Clément Bergé-Lefranc est le PDG et co-fondateur d’Ownest, une solution de traçabilité qui permet aux entreprises d’identifier les personnes responsables de leurs produits à chaque étape logistique, ce qui est particulièrement utile en cas de perte du produit.

Convaincu du potentiel de la blockchain, Clément Bergé-Lefranc s’intéresse à cette technologie depuis 2014. Lors d’une des nombreuses conférences internationales sur le sujet, il rencontre Quentin de Beauschesne, un autre crypto-enthousiaste qui a créé CryptoFR, la première communauté francophone sur les cryptomonnaies. Ensemble, ils fondent Ledgys en 2016, une place de marché communautaire permettant aux utilisateurs de se réapproprier leurs données personnelles. A force de recevoir des demandes de grands groupes sur des problématiques de traçabilité, les deux associés décident de fonder Ownest en 2017. La startup travaille notamment avec Carrefour et Renault.

Clément nous explique pourquoi et comment la blockchain va impacter l’e-commerce.

Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne Ownest concrètement?

Prenons l’exemple de Carrefour. Ils ont 10.000 chariots de manutention qui transitent entre entrepôts et transporteurs indépendants. Au cours des 5 dernières années, la plupart des entreprises ont investi dans des traqueurs de géolocalisation afin d’identifier les produits sur le réseau. Or, si un produit est perdu, très souvent le traqueur aura été détaché du produit et il est donc impossible de le retrouver. Toutes les personnes impliquées dans la chaîne de distribution disent avoir transféré le produit correctement. L’entreprise ne peut pas engager la responsabilité d’aucun fournisseur et ne peut pas retrouver le produit.
Au lieu d’incorporer un traqueur physique sur chaque produit, Ownest responsabilise les gens autour de ces produits. Chaque produit correspond à un traqueur blockchain. Quand l’un des partenaires logistiques transfère le produit, il transfère la responsabilité du produit au partenaire logistique suivant. Concrètement, les différents maillons de la chaîne ont une application sur leur appareil (téléphone mobile, appareil logistique…). Supposons que le transporteur est en train de livrer les chariots au distributeur. Le distributeur scanne l’adresse blockchain du chauffeur, inscrit le nombre de chariots livrés, le distributeur reçoit ces traqueurs sur son application et accepte la responsabilité. La transaction est inscrite dans la blockchain et ne peut pas être altérée par la suite. Le producteur sait donc exactement qui est responsable du produit à quel moment et peut engager leur responsabilité. Ce mécanisme fait qu’on responsabilise la chaîne, car l’objectif de chaque partie est de “refiler” le traqueur de responsabilité.

Pourquoi utiliser la blockchain pour traquer ces responsabilités?

L’énorme révolution ici, c’est que le système est totalement décentralisé. Tous les partenaires acceptent de rentrer dans le système, car il n’est pas contrôlé par Carrefour. Un autre avantage est qu’il n’y a pas besoin d’infrastructure IT, pas besoin d’installer des traqueurs physiques sur les produits, donc le déploiement est rapide et ne coûte presque rien. Nous sommes capables de sécuriser des réseaux logistiques en 3 semaines.

Quel problème cela peut-il régler pour les e-commerçants?

Pour les e-commerçants, cela signifie par exemple qu’ils peuvent valider la livraison sur le dernier maillon, ce qui est une des grandes problématiques actuelles. Il arrive en effet que le colis apparaît comme étant livré, d’après le réseau logistique, mais que le client ne l’a pas reçu. Avec Ownest, lorsque le livreur apporte le colis, le client reçoit un “traqueur” et la livraison est actée dans la blockchain. Le client peut accepter des livraisons sans être présent, en acceptant le “traqueur” à distance si un tiers de confiance a réceptionné le colis, par exemple. Ce système est en cours d’installation par un premier client.

Les interactions sont inscrites dans une blockchain privée (fermée) ou publique (ouverte)?

Une blockchain publique. Pour moi, c’est la seule qui existe. Une blockchain privée, ça n’a aucun sens. Les blockchain privées – ou fermées, ça existe depuis 30 ans. Ca n’a jamais révolutionné le monde. C’est une base de donnée partagée entre plusieurs acteurs qui se font confiance. Ce sont des grands groupes qui ont inventé ce concept de blockchain privée pour packager un produit et essayer de s’accaparer cette technologie, mais ils se sont vite rendu compte que cette technologie était impossible à contrôler.

Considérez-vous la technologie blockchain comme mature?

Oui, elle est mature, elle existe depuis 10 ans. Elle n’a connu aucune faille technologique depuis 10 ans. Le problème, c’est qu’elle a fait un tel buzz ces dernières année avec des pseudo experts et des projets fumeux, que ça a créé un nuage de fumée autour de la technologie elle-même. Il faut bien comprendre que la Blockchain c’est avant tout un outil simple qu’il faut implémenter de manière intelligente dans les systèmes existant. L’appât du gain a entraîné de nombreuses personnes à investir dans des projets fumeux. Ces scandales ne remettent pas en cause la technologie mais plutôt des comportements opportunistes et abusifs.

De nombreuses startups ont levé des fonds via des ICO (Initial Coin Offering) cette année. Avez-vous l’intention de faire pareil?

Non, certainement pas. L’ICO est un mécanisme de création monétaire. La blockchain repose sur une monnaie numérique. Il y a besoin de crypto-monnaie pour créer un système de rétribution. Il y a deux mécanismes possibles pour cela: un système de minage (par exemple, le bitcoin) qui est une création monétaire structurée et progressive, ou alors on peut décider d’émettre l’intégralité de la masse monétaire aujourd’hui pour une utilisation future. Pour donner une image, une ICO, c’est une personne inconnu jusqu’alors qui a écrit un “whitepaper” pour dire “Je vais créer le plus grand manège du monde. Nous allons émettre 1 million de jetons, chaque jeton permettra de faire un tour sur ce manège. Un jeton vaudra 50 euros demain, mais aujourd’hui il vaut 10 euros”. Et les gens investissent dans cette personne qu’on ne connaît pas pour une utilisation potentielle future. D’après les experts qui ont analysé ces whitepaper, au moins 95% des ICO sont des arnaques.

Quelles autres applications aura la blockchain pour l’e-commerce?

Je pense que la blockchain aura encore plus d’impact que le web dans les transactions commerciales. L’e-commerce va être impacté à plusieurs niveaux. Pour donner quelques exemples, les moyens de paiement vont clairement être impactés avec les cryptomonnaies, les marketplaces type Amazon vont être décentralisées (par exemple, Open Bazaar c’est Amazon sans Amazon, sans commission), les systèmes de fidélisation ou les assurances vont être décentralisés. Il y a aussi des applications dans la sécurité alimentaire, les mécaniques de rappel des produits etc. En réalité, chaque métier qui a besoin d’horodatage, de traçabilité ou de sécurité dans les échanges va être impacté par cette révolution.